Laurent Bovey

Ce que le besoin éducatif particulier fait aux statistiques. Effets d’une réforme « à visée inclusive » sur la catégorisation administrative des élèves.

En 2019, le département de la formation du canton de Vaud mettait en place un nouveau concept d’accompagnement des élèves « à besoins éducatifs particuliers » dans « une visée inclusive ». S’appuyant sur une acception large des besoins particuliers (allophonie, handicap, trouble, problème de comportement, surdouance, etc.), cette « réforme » du système scolaire individualise les interventions auprès des élèves, incite les établissements scolaires à fermer les classes spéciales et privilégie l’intégration ou le maintien en classe ordinaire. Cette réforme n’est pas seulement une annonce politique, elle a des effets performatifs importants en reconfigurant notamment les dispositifs, la prise en charge des élèves, le travail enseignant, l’engagement de nouveaux intervenants et en modifiant la manière de catégoriser administrativement les élèves.

À partir de données quantitatives et qualitatives recueillies au cours d’une recherche doctorale (Bovey, 2022), cette communication proposera d’analyser un phénomène en apparence paradoxal. D’un côté, il est possible de faire le constat d’une survisibilisation des élèves qui dérogent aux normes scolaires : le pourcentage d’élèves désignés comme étant à besoins éducatifs particuliers ne cesse d’augmenter et il est mis en avant dans les médias et dans les rapports de l’État (le chiffre de 15 à 20 % est articulé) légitimant des dépenses dans l’enseignement spécialisé et laissant penser qu’une frange importante d’élèves difficiles ou en difficulté est apparue depuis peu dans les classes ordinaires, complexifiant de fait le métier enseignant et générant une présence accrue de professionnels de l’accompagnement scolaire.

D’un autre côté, le « brouillage » (Rufin et Payet, 2021) de cette nouvelle méta-catégorie de « besoin éducatif particulier » invisibilise certaines catégories scolaires, notamment les élèves ni suffisamment « handicapés » pour obtenir des mesures de l’enseignement spécialisé et être comptabilisés administrativement comme tels, ni suffisamment « normaux » pour suivre un cursus ordinaire. Majoritairement d’origine étrangère et issus de famille populaire, ces élèves étaient autrefois séparés dans des classes spéciales (et ainsi clairement identifiés dans les statistiques et bien visibles dans les établissements). Ils se retrouvent aujourd’hui à l’intérieur des classes ordinaires ou à la marge dans des dispositifs « interstitiels » (Ebersold, 2021), mais toujours catégorisés comme des élèves à besoins éducatifs particuliers, nécessitant dès lors un accompagnement spécifique et individualisé.

Références :

Bovey, Laurent (2022). Aux marges de l’école inclusive. Une étude ethnographique des reconfigurations du rôle des enseignantes spécialisées et des carrières d’élèves dans les dispositifs de l’enseignement spécialisé vaudois [Thèse de doctorat, Université de Genève].

Ebersold, Serge (dir.). (2021). L’accessibilité ou la réinvention de l’école. ISTE éditions.

Rufin, Diane et Payet, Jean-Paul (2021). À quoi sert le besoin éducatif particulier ? Dénormativité et hypernormativité en tension dans l’école inclusive. Agora débats/jeunesses, 87, 65-80.